Eric Brun-Sanglard, 44 ans, architecte d’intérieur aveugle. Ce Français, très en vogue à Los Angeles, choisit couleurs et formes des maisons à décorer au senti et au toucher.
Un certain regard.
« C’est un peu la maison qui me dicte les couleurs », explique l’architecte d’intérieur Eric Brun-Sanglard en nous guidant sur son dernier chantier à Los Angeles : la spacieuse cuisine d’une villa des années 1920, dans le quartier cossu et verdoyant de Hancock Park. Ancienne propriété de Francis Ford Coppola dans les années 70, la maison de style Tudor, aux pans de bois contrastés clairs et foncés, « fait très "parrain", très dynastie, très sérieuse... Un peu trop, d’ailleurs », s’amuse le créateur de 43 ans, chemise éclatante, bronzage californien et sourire hollywoodien. Il a sélectionné des tons beiges, des mosaïques en marbre brut et des meubles aubergine pour habiller la cuisine, qui sera dotée d’une large porte-fenêtre donnant sur la piscine. Aveugle, Eric Brun-Sanglard ne voit pas les pièces mais visualise leur potentiel. Quand l’actrice Virginia Madsen l’a contacté, il y a quelques mois, pour aménager le jardin de sa maison de Beverly Hills, il lui a répondu de sa voix grave et enjouée : « Laisse-moi venir voir à quoi ça ressemble », se souvient la blonde égérie du film Sideways.
Dans un nouveau lieu, Eric Brun-Sanglard utilise son corps et ses sens pour « trouver la solution du puzzle ». « Une maison, c’est comme un casse-tête chinois, dit le designer, il faut trouver comment tout s’imbrique. » Pour mesurer et apprécier l’espace, il arpente les pièces en long et en large, bras déployés. Il touche à tout et mémorise : la texture des murs, le galbe des moulures, la surface des carreaux. Il caresse les sols, les fenêtres, les poignées de porte, la verdure, et projette les possibilités. Il guette les courants d’air et le soleil sur son visage et le dos de ses mains, pour deviner où et quand tombent les rayons. En adepte du feng-shui, l’art chinois d’un agencement harmonieux pour favoriser le bien-être, le designer évoque souvent l’« énergie » d’une maison, souvent « trop plate », avant son intervention et celle de son collaborateur, Ron Trembley. Ce dernier, quadra élancé et décontracté, conduit Eric Brun-Sanglard et son chien Légion partout, dans une coccinelle jaune flanquée d’un autocollant prodémocrate. Il décrit les couleurs et les motifs avec minutie, produit des plans tactiles en relief, et gère l’avancée des chantiers au quotidien pour la compagnie du designer, The Blind Designer Inc. (1). « Un ami m’appelle le "designer-guide d’aveugle" », s’amuse Ron Trembley, qui qualifie la collaboration de « très stimulante, parce que je suis forcé d’appréhender l’espace un peu différemment ». Connu sous le nom d’Eric B, Eric Brun-Sanglard fait des maisons-sanctuaires retranchées derrière une clôture de bois et de plantes, à l’image de la sienne, dans la communauté gay et branchée de West Hollywood : « Quand j’ai perdu la vue, j’ai eu besoin de créer un endroit où je me sentais en sécurité émotionnelle, mon environnement était la seule chose que je pouvais encore contrôler. »
Fils de moniteurs de ski à Chamonix, il ne se reconnaissait pas dans l’univers sportif. L’adolescent franco-suisse rêvait d’un univers « créatif et artistique » ; plusieurs années de pensionnat aux Chartreux, à Lyon, ont nourri sa rébellion. A 17 ans, il part à Boston. « Papa et moi, nous ne parlions pratiquement pas. Aux Etats-Unis, je pouvais être moi-même. » L’Amérique lui réussit. Diplômé en communication et en cinéma, il devient directeur artistique dans la mode, puis dans la publicité, avec des bureaux à Los Angeles, New York et Paris. Villa dans les collines de Hollywood. Voiture de sport. Soirées avec la jet-set des années 80 et train de vie « sex, drugs et rock’n roll ». Avec, sous les paillettes, un lourd secret : sa séropositivité, découverte à l’âge de 22 ans. « A l’époque, je ne pouvais en parler à personne. » Son employeur à l’agence Scent Seal, Elaine Trebek-Kares, a parfois du mal avec le séduisant jeune homme aux yeux clairs « incroyablement doué dans son regard artistique, mais arrogant et dédaigneux, comme le plus mauvais cliché du Français qu’un Américain puisse imaginer ».
Lors d’un voyage d’affaires en Suisse en 1994, Eric est au volant de la voiture de location et n’arrête pas de mordre la ligne et de quitter la chaussée, se souvient sa patronne d’alors. « J’ai fini par lui dire : "Arrête la voiture et passe-moi le volant." C’est la première fois que nous nous sommes rendu compte qu’il y avait un gros problème. » Associé au sida, le CMV, cytomégalovirus, a attaqué sa rétine. A 32 ans, Eric Brun-Sanglard devient aveugle, comme l’homme à la canne blanche qui hantait ses cauchemars d’enfance. Selon son médecin, il n’a plus beaucoup de temps à vivre. Ses parents se précipitent à Los Angeles pour passer ce qu’ils pensent être un dernier Noël ensemble, au chevet de leur fils. Mais un nouveau traitement antisida le maintient en vie. Un miracle : « Cela peut sembler bizarre, dit-il, mais mourir était presque une solution apaisante. Apprendre à vivre aveugle a été beaucoup plus dur. »
Il a consenti à devenir le « passager de [sa] vie », laissant « le volant à Dieu ». Pas exactement celui de son éducation catholique : « Ma religion est partout. Ma maison fait partie de ma religion. J’y médite et j’y prie tous les matins. » Fauché, il passe la fin des années 90 à aider son petit ami de l’époque à restaurer et revendre des maisons. Et se lance dans sa nouvelle carrière de designer « par accident », sous les encouragements d’Elaine Trebek-Kares : « Tu as toujours fait ce dont tu avais envie avant de devenir aveugle. Pourquoi cesser maintenant ? », lui dit-elle, à l’américaine. Eric Brun-Sanglard renoue avec le succès et un train de vie aisé dans une superbe villa avec une « vue magnifique ».
En 2000, il découvre que son partenaire a profité de sa cécité pour contracter des centaines de milliers de dollars de dettes en son nom. De nouveau ruiné, l’architecte d’intérieur doit se reconstruire émotionnellement et financièrement : « Ma vie est comme des montagnes russes. Là, je remonte », dit-il dans un éclat de rire. Connaissance lointaine de son ancien cercle d’amis, Virginia Madsen a renoué avec le « nouvel Eric » lors d’une soirée. « Mon fils, qui a peur du noir, lui a demandé : "Ça fait quoi d’être aveugle ? Tu as peur ?" Toutes ces questions qui gênent les adultes, mais auxquelles Eric a répondu sereinement. Il y a quelque chose de tranquille en lui, comme dans son style de maison. » Un style qu’il décrit comme très masculin et très zen, influencé par ses voyages, notamment à Bali, son goût pour les matériaux doux, les fontaines et les plantes odorantes, comme le jasmin et la lavande.
En dix ans, Eric Brun-Sanglard a appris à se sentir bien dans sa peau et a noué une relation « extraordinaire » avec ses parents. Romantique, il apprend au piano son morceau préféré de Michel Legrand, les Moulins de mon coeur, et s’émeut devant l’histoire d’amour inachevée de Before Sunset avec Julie Delpy. « Je m’ennuyais un peu dans la baignoire », dit-il, en faisant visiter sa master bedroom avec salle de bains. « Alors j’ai ouvert un panneau. Comme ça, je peux regarder la télé avec la cheminée allumée dans ma chambre. »
(1) http://theblinddesigner.com
