Sophie Curtil nous livre ses réflexions sur l'approche de la création plastique par le sens du toucher - de l'oeuvre d'art au livre tactile. concevoir la cécité
Cette domination de la vue sur les autres sens tient-elle à sa fulgurance et à son étendue, à sa capacité d'embrasser la réalité d'un seul coup et du sentiment d'évidence qui en résulte ? Nous ne doutons pas de ce que nous avons vu de nos propres yeux. Cela s'imprime dans notre cerveau avec une force telle que nous prenons souvent ces impressions pour des faits objectifs. Au contraire, le sens du toucher nous paraît subjectif, lui qui implique notre intimité en passant par notre épiderme. Et comment se fier à lui, si mouvant, si tâtonnant, si hésitant, si partiel, si lent, si peu propice à la confrontation et à la discussion ?
Nous avons tous fait l'expérience déstabilisante d'effets optiques / chacun voit la réalité autrement
si la même réalité n'est pas visible par tous, que reste-t-il de nos certitudes ?
Voir, qu'est-ce donc au juste ? Est-il nécessaire de regarder pour voir ?
des visites orales permettent au visiteur d'écouter pour voir, tandis que des parcours tactiles leur permettent de toucher pour voir.
Regarder, toucher : deux façons de Voir
Chaque mode de perception a des avantages et ses limites : des textures subtiles ou des volumes cachés vont être découverts au toucher tandis qu'ils passeront inaperçus au regard.
Si voir résulte de la somme de regards, s'il faut regarder une peinture 90 minutes pour commencer à la voir un peu, voir peut bien aussi résulter d'une succession de touchers qui nous permettent de reconstruire mentalement la réalité perçue en la complétant par l'imagination,
Le handicap n'est pas là où on l'attend
Jeter un coup d'oeil à l'oeuvre d'art, puis lire le cartel pour vérifier qu'elle correspond bien à l'étiquette, voilà une pratique courante qui illustre notre superficialité de spectateurs voyants qui croyons avoir vu une oeuvre que nous avons simplement reconnue conforme.
Les enfants que l'on entraîne systématiquement à reconnaître et à identifier les choses en fonction de la réalité (quelle réalité ?] vont conserver ce réflexe d'identification aussi bien devant des oeuvres d'art. C'est ce réflexe qui est le véritable handicap.
Il nous emprisonne dans les conventions et les préjugés, bride notre curiosité et notre imagination.
Le handicap n'est pas là où on l'attend
il est dans le formatage des esprits, entraînés à reconnaître que les choses sont bien conformes à une réalité dont les normes ont été établies d'avance.
Le mérite des œuvres d'art contemporain, c'est que leur nouveauté déroute suffisamment nos esprits formatés pour briser ce réflexe. Quand on n'a pas de mots tout prêts à mettre sur ce que l'on perçoit, il faut puiser dans ses propres ressources et trouver par soi-même des formulations adéquates. Découvrir par soi-même, réagir, échanger, questionner, écouter, confronter, comparer, imaginer, exprimer...
Toucher pour voir
Tout comme regarder, toucher prend du temps et les chemins à parcourir sont, sur une seule œuvre, innombrables. Le toucher révèle l'œuvre par strates successives …
Au terme d'une reconstruction mentale, l'oeuvre peut être vue, c'est-àdire reconstruite et imaginée, susceptible d'être vécue, éprouvée, pensée et questionnée. À chaque étape le corps adapte sa Position
Les bras, la tête participent. La découverte tactile demande une implication physique du visiteur qui dépasse le mouvement de la main. Évidemment, cela n'est pas très compatible avec les règles de bonne conduite
« Défense de toucher ».
Alors que dans leurs ateliers, les sculpteurs accordent avec un empressement enthousiaste la permission de toucher
Le livre tactile
un livre afin de garder une trace de ce qu'il a découvert ou d'élargir ses connaissances. Il est clair que le livre tactile n'est pas un support adéquat pour reproduire des oeuvres d'art, mais comme plusieurs tentatives ont été faites dans ce sens, il est intéressant de se poser quelques questions.
Reproduire une œuvre
Comment le lecteur aveugle peut-il faire la différence entre une « reproduction» en relief et une oeuvre originale, si cet original ne lui est pas perceptible ?
Peut-on, par exemple, adapter en relief une peinture en couleur ou une sculpture en trois dimensions ? L'image en relief n'est-elle pas, en soi, une nouvelle oeuvre ? Que veut-on transmettre au lecteur auquel on propose de lire, sous forme de lignes en relief, une peinture de Monet ?
Ces interrogations sont, à mon avis, au cœur de toute réflexion sur le livre tactile.
Les pièges de l'adaptation
L'adaptation tactile à partir de livres édités pour les enfants voyants est une pratique courante qui peut se justifier par l'insupportable pénurie de livres en relief pour les enfants aveugles. Mais dans l'urgence, on risque d'oublier l'essentiel : les livres que l'on propose au lecteur sont-ils lisibles ?
Dans les livres pour enfants, les images sont le plus souvent des représentations schématisées
Qui parmi nous a jamais touché la peau d'un éléphant, en vrai ?
la correspondance entre la matière rugueuse et la peau de l'éléphant n'est alors plus rattachée à rien, elle est une simple abstraction.
La silhouette est une façon typiquement visuelle de représenter un objet, elle ne correspond en rien à l'expérience tactile. Du papier de verre collé sur la forme d'une biscotte ne permet pas non plus à l'enfant aveugle d'identifier la biscotte.
Le travail d'adaptation est plein de pièges parce qu'il repose sur une logique visuelle
connaître les codes visuels et de comprendre les codes tactiles. Car les images tactiles résultant de ces transpositions sont
des abstractions sans lien avec la perception réelle des personnes aveugles.
La création d'images tactiles
Plutôt que d'enfermer le lecteur aveugle dans des schémas et des codes bien définis par la logique des voyants, si on cherchait à exploiter l'imaginaire déclenché par le toucher ? À briser le réflexe d'identification réductrice ?
pour faire un livre lisible, il ne fallait traiter qu'une seule notion par livre.
Dans mon esprit, l'image tactile est là d'abord pour le plaisir de la surprise, puis pour déclencher l'imagination, susciter de multiples interprétations, ouvrir l'imaginaire du lecteur. Mais elle peut en même temps montrer la diversité des moyens d'expression et de représentation tactile, permettre d'élaborer une sorte de vocabulaire et de grammaire tactiles à partir desquels on peut constituer un langage.
La fabrication
La fabrication artisanale de ces livres les apparente aux livres d'artistes,
à l'inverse de la logique artisanale : ici, plus on fabrique de livres, plus c'est cher.
Pour réaliser Ali ou Léo ?, je suis allée régulièrement, pendant un an, à « L'Atelier pour voir » qui fabrique les livres édités par Les Doigts Qui Rêvent. Le format du livre, la couverture, la reliure, la fabrication du sac ont fait l'objet de longues discussions, mais c'est surtout le choix des papiers qui a été un véritable casse-tête,
coincée entre deux logiques contradictoires, l'une visuelle qui réclamait l'unité et l'harmonie, l'autre tactile qui demandait des contrastes et des repères forts.
Bref, il me semblait que chaque solution d'un problème apportait un nouveau problème...
L'exploitation pédagogique
l'empreinte concernera autant les personnes aveugles, mal voyantes ou voyantes.
partager une expérience commune et d'être confronté à des approches sensorielles différentes.
programme « L'Enfant et la création » du Centre Pompidou
Dans la foulée des années soixante, l'intérêt pour une remise en question de nos perceptions avait généré des expressions artistiques comme l'art optique ou l'art minimal. C'est à la fin des années soixante-dix que Danièle Giraudy avait conçu et réalisé, à l'Atelier des enfants du Centre Pompidou, l'exposition itinérante « Les Mains regardent », interdisant de ne pas toucher les sculptures exposées.